Le Monde - Une stratégie maritime permettrait à l’Europe de valoriser ses atouts
Article original : https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/27/une-strategie-maritime-permettrait-a-l-europe-de-valoriser-ses-atouts_6567787_3232.html
La carte géopolitique du monde actuel est le résultat des navigations européennes réalisées à partir du XVe siècle. Après le partage du Nouveau Monde entre le Portugal et l’Espagne, les Pays-Bas, puis l’Angleterre et la France constituent des empires qui dominent le monde. Au XIXe siècle, l’arrivée de 56 millions d’immigrés européens en Amérique et en Océanie crée de « nouvelles Europes ». Le modèle occidental s’impose alors au monde entier.
Ce résultat est atteint en raison de l’effacement de la Chine. Entre 1405 et 1433, elle envoie jusqu’aux côtes du Kenya des armadas de 27 000 marins sur des flottes de centaines de navires, mais ces coûteuses expéditions sont critiquées par les confucéens de la cour du nouvel empereur : les flottes sont donc détruites et la construction d’un bateau de plus de deux mâts devient passible de la peine de mort. Les océans sont alors entièrement ouverts aux navires d’une Europe qui devient, pour plusieurs siècles, le centre du monde.
Au XXIe siècle, lorsque la Chine revendique sa place de grande puissance, ses ambitions maritimes reviennent au premier plan. Elle se heurte alors aux Etats-Unis, qui sont devenus une grande puissance à la fin du XIXe siècle, et à l’Inde, un pays longtemps peu tourné vers la mer, mais qui développe aujourd’hui ses flottes et ses bases militaires.
Aller vite ou disparaître
Les océans sont au centre du commerce mondial : en volume, le transport maritime représente 90 % des échanges de marchandises et les principaux détroits font l’objet d’une surveillance souvent conflictuelle des Etats. Les océans sont en outre au centre de notre avenir en raison de leur biodiversité, des ressources halieutiques et de l’aquaculture, ainsi que de la richesse des fonds marins. Par les océans, enfin, passent les quelque 500 câbles sous-marins par lesquels transitent 98 % du trafic Internet mondial − les Gafam [Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft] en prennent d’ailleurs de plus en plus le contrôle.
Sur les océans, l’Europe dispose d’atouts considérables. Avec plus de 25 millions de kilomètres carrés, l’Europe (y compris le Royaume-Uni) possède le plus vaste domaine maritime du monde, une très grande diversité d’implantations sur les côtes des divers continents et un accès à tous les océans et bassins maritimes. Elle est le plus important acteur du commerce mondial − trois des quatre principaux transporteurs maritimes sont européens − et ses compétences dans le domaine maritime sont plus diverses que dans aucun autre continent.
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« La géopolitique de 2025 se jouera en mer »En 2007, la Commission européenne a adopté une politique maritime intégrée (PMI) destinée à permettre à l’Union de « tirer profit de son espace maritime, tout en diminuant les incidences sur l’environnement ». Des jalons ont été posés – notamment des mesures sur la pêche et la pollution du transport maritime. Mais, près de vingt ans après l’élaboration de cette politique, dans quels pays sait-on que l’Europe a une politique maritime ?
Certes, la population de l’Union européenne ne représente plus que 5 % de la population mondiale, le Pacifique est devenu le centre de la richesse du monde et neuf des dix plus grands ports de conteneurs y sont situés, mais une stratégie maritime permettrait à l’Europe de valoriser ses atouts. Pour exister, l’Europe doit en effet se différencier et imposer des choix qui lui donneront une identité. C’est difficile mais il faut sans doute choisir entre aller vite ou disparaître.
Mise en commun de ressources et de capacités
Une véritable politique maritime aurait pour base la connaissance des océans, principal poumon de la planète avant les forêts et lieu de ses principales ressources ; un leadership pour une exploitation raisonnée des ressources halieutiques et minières, qui prenne en compte à la fois les populations locales et la dimension internationale des problèmes posés ; une présence renforcée sur des océans de plus en plus « territorialisés » par les zones économiques exclusives. Ces dimensions doivent s’accompagner de flottes militaires sur et sous les océans.
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La Norvège pourrait être le premier pays à exploiter les ressources minières de ses fonds marins, malgré une opposition massiveUne telle stratégie a des prolongements qui dépassent le secteur maritime. La lutte contre la pollution des mers commence par une lutte sur les continents. Accroître la présence européenne sur les océans est un atout pour la réindustrialisation de l’Europe. Une filière s’est développée sur la façade atlantique dans le domaine de la décarbonation du transport maritime grâce à la propulsion par le vent.
Les obstacles sont nombreux. Les pays méditerranéens ou du nord de l’Europe pourront estimer que cette politique est d’intérêt national, l’Allemagne, liée au commerce mondial, pourra convenir que les océans font partie de son avenir, mais la Hongrie ne considérera peut-être pas que sa stratégie passe d’abord par les océans. La France, elle, doit comprendre qu’il ne s’agit pas d’une politique nationale, mais d’une stratégie européenne, qui implique la mise en commun de ressources et de capacités : cette politique inscrirait les territoires ultramarins dans un grand dessein européen et renforcerait leur attachement à la France et à l’Europe. Et le Royaume-Uni pourrait rejoindre cette stratégie dans dix ans, lorsqu’il admettra que les océans peuvent revêtir des couleurs européennes.
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La carte des turbulences sur les grandes routes maritimesUne stratégie maritime n’est qu’un élément d’une politique globale. Mais l’Europe, qui a commencé à se construire sur un domaine limité, celui du charbon et de l’acier, pourrait franchir une nouvelle étape fondée sur le domaine maritime, sans doute aussi important pour son avenir que le charbon et l’acier l’étaient à l’époque.
Jean-Claude Le Goff, économiste, a dirigé la Société européenne de réalisation, d’études et de services, qui a effectué des évaluations de politique publique pour les ministères français et la Commission européenne.
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