MARINS : TOUJOURS ESSENTIELS ET TOUJOURS AUSSI INVISIBLES
Les marins étaient déjà les invisibles de la mondialisation, ils restent les travailleurs essentiels invisibles du nouveau coronavirus. Or, pour ce secteur et ses 1,6 millions de salarié.es, le désastre est déjà économique, social, et potentiellement mental.
Avez-vous déjà passé onze mois sur un bateau ? Et sur un tanker rempli de pétrole brut, ou un vraquier, chargé de riz, de blé, de charbon ou un porte-conteneurs ?
France Culture a consacré une émission à ce sujet le 25 avril dont vous retrouverez ci-dessous les moments principaux.
Onze mois, c’est long. Or c’est le temps maximum possible de travail sur un bateau, et cette règle s’applique à tous les marins, quelle que soit leur nationalité, ou le pavillon de leur navire.
C’est même une exception à la globalisation qui s’est étendue sans socle commun sur le plan social : le maritime est le seul secteur où le droit du travail est régulé mondialement, et de façon (c’est surtout cela qui est exceptionnel) contraignante.
Onze mois, c’est donc le maximum défini par la Convention du Travail maritime de l’Organisation Internationale du Travail, une convention discutée à partir de 2001, adoptée à Genève (siège de l’OIT) en 2006, et entrée en vigueur en août 2013. 88 pays ont ratifié cette convention, ce qui couvre d’après Patrick Chaumette, expert en droit social maritime 90% de la flotte.
Onze mois en mer, c’est donc un maximum, ou plutôt c’était, car là encore le Covid-19 a changé la donne pour les 1 million 600 000 travailleurs de la mer. Or la brutalité du changement pour les marins est proportionnelle au silence médiatique qui les frappe.
Confinement obligatoire en mer
Les organisations patronales et syndicales du secteur maritime au niveau mondial s’inquiètent de la situation dans une déclaration commune, et l’OMI, l’Organisation Maritime Internationale, diffuse depuis cette semaine des messages de soutien à tous ces marins, interdits de débarquer dans la plupart des ports du monde.
« Vous n'êtes pas seuls. Vous n'êtes pas oubliés », affirme le Secrétaire général de l'OMI dans un message personnel destiné aux gens de mer. Détails : https://t.co/c05oJw5D3Y#coronavirus#covid19#travailleursessentiels#marinspic.twitter.com/F9d3aFFjHq
— IMO (@IMOHQ) April 21, 2020
Rien n’a changé pour les marchandises dans notre monde confiné. Essentielles ou non, elles continuent d’être débarquées avec certes plus de précaution et de délais dans les ports, mais la Terre ferme les accueille toujours. En revanche, la Terre s’est en partie fermée aux hommes et femmes qui transportent ces marchandises.
Ci-dessous, une carte des navires marchands (hors transports de passagers) qui circulent en ce moment sur les océans. Cette carte est consultable en direct ici, c'est impressionnant ! (Nous vous avions déjà montré cette carte dans un autre article. La voici mise à jour)
Rappel, en rouge, les navires citernes, en vert les vraquiers secs et les porte-conteneurs. État le 23 avril 2020.
Or chaque mois, et c’est le seul chiffre qui permet de mesurer l’ampleur du problème, 100 000 marins descendent de navires pour rentrer chez eux ou embarquent pour de longs mois de travail. Ceux qui sont à quai et empêchés d’embaucher n’ont plus de revenus, ceux qui sont à bord sont épuisés, physiquement et mentalement.
Combien d’entre eux en étaient à leur 6e, 7e, 8e mois de travail ou plus ? Nul ne sait.
L’Organisation Maritime International (qui donne ce chiffre de 100 000 marins relevés chaque mois) ne sait pas combien sont en souffrance actuellement. Elle ne tient pas elle-même les comptes du nombre de ports qui refusent aujourd’hui le renouvellement des équipages, et renvoie sur deux sites internet. Ici et là.
Stupeur, quand on les consulte : la majorité des pays interdisent ce renouvellement, en premier lieu les pays d'’Asie, où se trouvent 15 des 20 plus grands ports mondiaux.
100 000 marins concernés au moins
Le secrétaire général de l’OMI, le Sud Coréen Kitack Lim, a beau lancer des appels vibrants par vidéo interposée, rappeler que sans la marine marchande des denrées essentielles y compris des médicaments ne pourraient plus être acheminées, plaider à l’ONU pour que les marins acquièrent le statut de travailleurs essentiels, dire qu’ils sont plus que jamais utiles, nécessaires, héroïques même, las… il ne peut rien imposer aux Etats, qui restent seuls maîtres à bord pour la circulation des personnes sur leur territoire.
Les marins sont loin de leur maison et de leur famille. Leur santé et leur bien être est aussi important que celui de quiconque. Encore une fois, je lance un appel urgent à une approche pragmatique de cette situation exceptionnelle, notamment pour la question des changements d’équipage, mais aussi du contrôle et de la certification.
Le secrétaire général de l’OMI, Kitack Lim.
L’OMI n’est pas la seule à demander a minima, de la coordination dans cette crise sociale débutante, la CNUCED le fait aussi. (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement).
En Europe, l’association européenne des armateurs presse l’Union européenne de coordonner a minima les règles de débarquement. La Commission européenne a bien émis des "guidelines", des lignes directrices, qui invitent les Etats membres à désigner des ports où les changements d’équipages rapides pourraient être faits. Mais l’usage du conditionnel est de mise dans ces lignes directrices.
À l'heure actuelle, les États membres de l'UE appliquent des règles différentes en ce qui concerne les changements d'équipage dans leurs ports (…). Dans un souci de clarté pour tous les acteurs concernés, les États membres devraient suivre les orientations de la Commission concernant la facilitation du régime de transit (…). Les lignes directrices publiées aujourd'hui invitent les États membres, en coordination avec la Commission, à désigner des ports situés le long des côtes européennes où des changements rapides d'équipage peuvent être effectués et qui sont dotés d'installations adéquates permettant de soumettre les gens de mer à des contrôles médicaux, de les placer en quarantaine si le pays en question le requiert, et de leur proposer des liaisons de transport vers leur pays d'origine. Commission Européenne, le 8 avril 2020.
Or les règles varient beaucoup d’un pays européen à l’autre. Le plus souvent l’autorisation de débarquer est conditionnelle et limitée aux seuls ressortissants européens. Retrouvez le glossaire des différentes mesures prises par les pays de l’UE dans le communiqué de l’ESMA repris dans l’article publié aussi le 27 avril sur cette plateforme.
Une coordination mondiale lacunaire
Le sujet ne fait pas la une des journaux, il n’a pas suscité, mais c’est loin d’être le seul, un élan de coordination internationale, cependant, il serait faux de dire qu’il ne préoccupe pas les autorités nationales chargées du maritime net les armateurs.
En France, le plus grand armateur français CMA-CGM a suspendu les relèves d’équipages, mais dit-il, pour des raisons sanitaires et éviter les risques de contagion. En revanche, le registre international français recueille bien en ce moment "les difficultés de relèves que rencontrent les armateurs et fait l'interface avec les services de l'État compétents, notamment ceux du réseau diplomatique".
La France dispose d'une géographie avantageuse notamment grâce aux Outremers qui permettent de proposer des solutions de relèves en métropole, aux Caraïbes, dans l'océan Indien mais également à Nouméa. Les relèves en Afrique de l'Ouest étant aujourd'hui impossibles, nous travaillons actuellement avec nos collègues espagnols afin de mettre en place un 'hub' à Las Palmas aux Canaries.
Ministère du transport, le 23 avril, en réponse à mes questions.
Mesures sanitaires et de distanciation sociale obligent, les contrôles à bord des navires accostant en France ont été suspendus. Or ces contrôles sont justement la garantie que les règles internationales que j’évoquais au début sont bien appliquées et sanctionnées si elles ne le sont pas.
Dans le respect des dispositions gouvernementales de lutte contre la propagation du virus Covid-19, la durée de validité des certificats médicaux d’aptitude des gens de mer indispensables à la conduite des navires arrivant à échéance pendant la période de l’état d'urgence sanitaire sont prorogées de la fin de leur validité jusqu'à trois mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire.
Communication de la représentante française à l'OMI le 23 mars 2020.
Cas de force majeure sanitaire diront certains… mais désormais, il n’y a plus personne, à part les armateurs et quelques marins via les réseaux sociaux, pour témoigner de ce qui se passe dans les 50 000 gros cargos qui continuent de sillonner les mers.
Dans une période d’enfermement national et de paranoïa, comme en ce moment, l’international ne compte pas, l’européen ne compte plus, et une fois de plus, les marins continuent de ne pas être considérés comme des travailleurs essentiels. En ce moment on parle des soignants, des caissières, des éboueurs, des postiers, des transporteurs routiers, mais les marins restent invisibles. Les marchandises on les veut bien, mais ceux qui les transportent de si loin, tout le monde s’en moque.
Patrick Chaumette, professeur de droit social maritime.
On parle des soignants, des caissières… jamais des marins
On a parlé dans les médias des passagers des croisières empêchés de débarquer, et on en parle encore, on parle aussi du millier de marins militaires contaminés sur le Charles de Gaulle, mais du marin lambda depuis des mois en mer, peut être malade, loin de sa famille, beaucoup moins.
Or le problème des marins peut devenir le nôtre, un jour. Du personnel naviguant exténué, fatigué, c’est du personnel moins vigilant, et de potentiels accidents.
C’est d’ailleurs à la suite de plusieurs catastrophes maritimes que la nécessité de contrôler les navires et les heures de travail des marins a fait son chemin dans les années 70, et de façon déterminante après les années 80. Les marées noires de l’Amoco Cadiz, l’Erika, puis le Prestige, auront fait plus pour la cause des marins que les discours sur la place de l’humain dans la mondialisation.
Cependant, comme le dit Patrick Chaumette à ses étudiants, "A travail égal, salaire égal se dissout dans l’eau salée". Autrement dit, la convention de l’OIT sur le travail maritime est un socle minimal de droit, mais des législations nationales ou des conventions collectives améliorent ce socle minimal.
Dans un même navire, immatriculé en France, on peut donc avoir un lieutenant français ou roumain embarqué pour 6 mois, et un lieutenant malgache ou philippin, embarqué lui pour 9 mois, avec un salaire inférieur, et surtout, c’est ce qui est clef dans la crise actuelle, un droit au rapatriement moins favorable.
"A travail égal, salaire égal" se dissout dans l’eau salée
Bonne nouvelle cependant, ce droit au rapatriement existe pour tous les marins dans le socle minimal de la Convention Maritime. Est-il applicable quand les liaisons routières et aériennes sont limitées ? C’est le côté insoluble du problème actuel.
Passée cette "crise des relèves", le monde d’après ne se présente pas bien pour la navigation marchande. Les volumes transportés ont déjà baissé et l'Organisation Mondiale du Commerce prévoit (dans son scénario pessimiste) une chute de 30% des échanges mondiaux en 2020.
La démondialisation, si elle a lieu, fera des perdants, et les marins et leur famille seront de ceux-là.
Puisse cette crise du coronavirus braquer pour quelques moments le projecteur sur ces travailleurs de la mer. Comme on applaudit les soignants et soignantes à 20 h en France, en Grande-Bretagne et ailleurs, les salariés du transport, maritime compris, ont entrepris aussi de s’auto-applaudir de temps en temps.
La chambre internationale de la Marine Marchande lance un appel pour que le 1er mai à midi tous les bateaux du monde donnent du klaxon/sifflet/corne de brume pour remercier les marins qui travaillent dans des conditions délicates en ce moment.
#HeroesAtSeaShoutout We are asking ships to sound their horns in port around the world @ noon on 1 May #LabourDay.
— ICS shipping (@shippingics) April 22, 2020
Remember the 1.6 million seafarers who are working hard to deliver the food, fuel, goods & vital medical supplies we all need. #COVID19#HeroesAtSea#Shippingpic.twitter.com/e2AEK52PEf
Des navires ont déjà répondu à cet appel.
Vous ne les entendrez peut-être pas le 1er mai, mais vous saurez dorénavant, que quelque part, à des milliers de milles marins, ces transporteurs de la mer rendent, sirènes à l’appui, eux-mêmes honneur à leur labeur.
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